Coronavirus : c’est le moment d’investir dans vos (vieilles) amitiés
Entre apéros virtuels, la lecture des journaux ou les projets personnels, se sont glissés les appels au vieux copain perdu de vue, à la vieille amie d’autrefois. C’est étonnant qu’il ait fallut un virus pour songer à eux, et eux à nous, quand ce n’est pas déjà de prendre des nouvelles plus régulièrement de sa propre famille. Comme si ces grandes vacances étaient la seule chose dont nous avions besoin pour détruire cette carapace invisible des temps ordinaires.
Autrefois, il y a un mois, on perdait régulièrement des amis. On croit l’amitié impérissable quand on la vit au quotidien. Mais un jour vient, les chemins se séparent. Textos non répondus, invitations estampillées « vu », les liens se desserrent. Et quand celui qui partait revenait, ou prenait des nouvelles après un temps, parfois des années, il arrivait de se demander comment accueillir la même personne qui n’a plus tout à fait la même place.
« Souffrez, Monsieur, que je vous embrasse,
Et que dans votre cœur je reprenne place »
Je ne me suis jamais senti chez moi chez moi, sans les autres. Je veux dire par là que quel que soit l’endroit où j’ai pu habiter, je n’ai jamais pu l’habiter, me l’approprier s’il n’était en collectivité. Internats, camp d’été, foyers de jeunes travailleurs … Il y a forcément un moment où je me retrouvais seul. Alors j’ai appris, dans une ville de deux millions d’habitants, deux millions d’anonymes, à être solitaire. A prendre plaisir, à aimer ce dialogue constant avec moi-même. Et cet ami qui pensait à vous, c’était moi.
En nous permettant de ranger nos amis dans nos réseaux sociaux tels des Pokémon dans un Pokédex, on a pu nous faire croire qu’elle serait désormais toujours disponible en un clic. Cela a plutôt eu tendance à mettre en concurrence nos amitiés avec celles des autres, entre une soirée et deux « before ». L’ami a pu aussi entrer en concurrence avec moi-même par cette comparaison devenue possible, en temps réel, téléversée face à la sienne. Par profil, partiel, on pouvait croire le connaître, là où je devais passer une vie à découvrir toutes ses facettes. L’amitié est donc aussi rare que fragile. J’enfoncerais une porte ouverte si je disais qu’elle était indispensable. Mais pourquoi semble-t-elle devenir indispensable au moment où on la vit le moins ? Pourquoi revenez-vous à vos amis et vos amis à vous alors que vous ne pouvez plus les voir ?
Peut-être parce que l’amitié peut beaucoup avec peu. L’amitié vit de silences, quand l’espace et le temps nous séparent, ou quand le silence nous rassemble. L’amitié se contente de peu. L’amitié qui revient de loin, c’est celle qui se contentait d’un rien pour exister. L’amitié peut alors beaucoup contre la violence. La dernière mode en matière de commandement est le commandement d’amitié : rechercher l’adhésion des troupes, du petit soldat que je suis, par la bienveillance. Seul on impose ses vues, même myopes, à deux on voit et on va beaucoup plus loin. Pour se faire des ennemis il faut faire un effort. On peut avoir un petit ami, mais je ne connais pas de petits ennemis. « Une dame qui, de quelques espérances, avait flatté ma flamme » quand j’avais 18 ans (avant de l’éteindre plus vite que la lance d’attaque a 3000L/minute de nos camions) a pris le temps de prendre de mes nouvelles. Prendre soin des autres, même ceux que l’on n’a pas vu, même ceux avec qui l’on s’est battu, c’est s’éduquer à la bienveillance. Une communauté sans amitié, qui n’a pas de bienveillance, se fragmente.
Avant le coronavirus, nos vies étaient très fragmentées, et avaient souvent pour référence unique l’individu. Sous couvert de réalisation de soi est né le culte de la performance, aboutissant à la fatigue d’être soi. Pour certains tout devenait secondaire, les amis, la famille, l’important était la carrière, vous comprendrez mon désarroi. La pandémie nous rappelle que dans une communauté nous sommes responsables des autres, et nos amitiés, mêmes lointaines, nous permettent de reconstruire cette communauté oubliée. Car l’ami se fiche bien de vos performances, il n’attend de vous que d’être vous-même.
Cette épidémie peut rappeler que nous avons beau regarder dans de multiples directions, nous sommes les passagers d’un même voyage. L’amitié peut parfois coûter, elle ne vous rapportera rien, elle n’a pas de prix. Les marchés sont au plus bas, mais ce ne sont pas eux qui nous sauveront. Investissez plutôt dans vos (vieilles) amitiés car c’est la seule richesse que vous possédiez.