Élisabeth II : décryptage de l’allocution d’une reine qui parle à son peuple
Reine du Royaume-Uni et des autres royaumes du Commonwealth depuis soixante-huit ans et deux mois aujourd’hui, la Reine Elisabeth II s’est adressée dimanche 5 avril à son peuple lors d’une allocution pour le moins extraordinaire, la cinquième de son règne.
Une prise de parole exceptionnelle dans un contexte exceptionnel
Se positionnant aujourd’hui à la huitième place des pays les plus touchés par le coronavirus avec plus de 51 000 cas confirmés et plus de 6 200 décès, le Royaume-Uni a dépassé pour la première fois le 1er avril le seuil des 500 morts en vingt-quatre heures. Testé positif au coronavirus il y a dix jours, le Premier Ministre britannique a été admis à l’hôpital Saint Thomas de Londres vers 20h ce dimanche, par « mesure de précaution » selon la formule utilisée par la communication du 10, Downing Street. Placé sous assistance respiratoire, Boris Johnson, âgé de cinquante-cinq ans, s’était néanmoins rendu à l’hôpital sans ambulance et sans passer la porte des urgences, comme le rapportait le Times. Les nouveaux examens subis par le chef du parti conservateur lundi ont été moins rassurants : il a été transféré en soins intensifs dans la soirée et placé sous oxygène, sans toutefois bénéficier de l’aide d’un respirateur, comme l’a confirmé ce matin Michael Gove, le ministre d’Etat au Bureau du Cabinet. Boris Johnson a d’ailleurs été remplacé par le ministre des Affaires étrangères Dominic Raab ce lundi lors de la réunion quotidienne à Downing Street à propos du coronavirus. Le chef du gouvernement a ensuite nommé ce dernier pour le remplacer jusqu’à une date non-définie.
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Au sein de la famille royale, le prince Charles a été testé positif le 25 mars dernier mais « reste en bonne santé », selon Clarence House. Âgé de 71 ans et donc des plus vulnérables, l’héritier de la couronne britannique s’est retiré en Ecosse avec son épouse la duchesse de Cornouailles, qui n’est pas atteinte. Le palais de Buckingham assure que le prince Charles n’a pas vu sa mère depuis le 12 mars, soit, compte tenu de la période d’incubation du virus, une époque où il ne pouvait être contagieux. La Reine Elisabeth s’est retirée depuis le 19 mars à l’ouest de Londres, dans son château de Windsor, aux côtés de son époux le prince Philip.
20h, the Queen is speaking
Il est vingt heures ce dimanche 5 avril lorsque les micros de la BBC s’éteignent et laissent place à quatre minutes et trente secondes d’adresse de la Reine. Deux mots : « The Queen » et un décor, Windsor Castle, marquent avec solennité le début d’une allocution face-caméra de la Reine Elisabeth II. Vêtue de vert, portant un collier de perles et une discrète broche de diamants, la Reine a choisi, chose très rare, de ne pas positionner d’images de la famille royale en arrière-plan, marquant ainsi la solennité du moment.
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Cette allocution est la cinquième d’un long règne, commencé en 1953 et marqué par de nombreux événements, que la Reine commentera rarement. A cinq reprises donc, la Reine choisira de s’exprimer : elle le fera pour la première fois le 24 février 1991 lors du déclenchement de l’opération « Tempête du désert » dans le cadre de la première Guerre du Golfe. S’ensuivent deux interventions plus funestes, l’une le 3 août 1997 au sujet du décès tragique de la princesse Diana sous le Pont de l’Alma, l’autre pour évoquer les disparitions successives de la princesse Margaret et de la Reine Mère Elisabeth Bowes-Lyon décédée le 8 avril 2002 à l’âge de cent-un ans. Enfin, sa dernière apparition en date face à la caméra sera le 5 juin 2012, l’occasion de fédérer ses sujets autour de la commémoration de ses soixante-ans de règne. En prenant la parole en 1991, Elisabeth II décrivait en une minute sa fierté vis-à-vis des troupes britanniques, elle faisait taire les critiques et dissociait la peine d’une reine et celle d’une grand-mère le 5 septembre 1997, elle dressait avec émotion le portait d’une reine du XXème siècle en 2002 et remerciait en 2012 « les innombrables gestes de bonté qui [lui] ont été montrés dans ce pays et dans tout le Commonwealth ».
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En ce début d’avril 2020, la White Drawing Room de Windsor Castle prend une allure encore une fois différente.
« Je m’adresse à vous en cette période difficile »
Droite, le regard fixe, la voix ferme mais apaisée, un débit vocal millimétré, une reine s’adresse à son peuple. Seize royaumes, cinquante-trois pays, plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs répartis sur les cinq continents sont à l’écoute et attendent la prise de parole de la mère de la nation au sujet de la plus grande crise que traverse le royaume depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette situation est pleinement comprise par la souveraine qui, en rappelant son allocution à la radio en 1940, dans laquelle elle se voulait déjà rassurante pour les enfants de Londres quittant la ville, prononce aujourd’hui un discours au ton grave mais empli d’espoir, empreint des accents de son père le Roi Georges VI au début de la Seconde Guerre mondiale. Comme en 1940, le ton est à l’unité : de nombreuses images du personnel hospitalier, de militaires, d’ouvriers construisant des espaces de soins, de citoyens applaudissant la mère patrie à leur balcon envahissent les écrans pour couvrir l’espace d’un instant la figure maternelle de la souveraine. « Je veux vous rassurer et vous dire que si nous restons unis et résolus, nous surmonterons [cette crise] » a-t-elle déclarée, s’imposant ainsi comme la protectrice d’un peuple divisé quant à l’approche de la crise par le Premier ministre. Confiante, la Reine, après avoir incité les britanniques à suivre les consignes de sécurité de moins en moins respectées à Londres à l’approche des beaux jours, s’est exclamée : « We will meet again ! ».
Un discours à l’audience révélatrice
De toute évidence, les britanniques ont massivement écouté leur reine ce dimanche, soit une audience de près de vingt-quatre millions de téléspectateurs outre-Manche selon la BBC. Le poids d’une allocution royale est significatif : si la Reine voit son discours d’ouverture du Parlement rédigé par son Premier ministre chaque année, elle réalise lors de cette crise une audience comparable à celle de Boris Johnson le 23 mars dernier, qui rassemblait près de vingt-sept millions de téléspectateurs paniqués par la propagation du virus. L’importance d’une prise de parole à Windsor Castle est donc encore conséquente en Grande-Bretagne : elle rassemble et insuffle l’espoir, à défaut d’avoir une quelconque incidence sur la manière pratique d’aborder la crise. Certains diront que cela révèle un manque de souveraineté de la Couronne, sans pour autant réduire au folklore. Pourtant, n’est-ce pas là le rôle de la Reine à proprement parler ? Chef de l’Etat bienveillant, couronné, chef de l’Eglise anglicane, la Reine n’est-elle pas en réalité au cœur du pouvoir, celui ô combien important de sécher les larmes d’un peuple dirigé par des hommes et des femmes qui passent ? Si Downing Street n’héberge que des locataires, la Reine, elle reste intemporelle, et avec elle une nation toute entière. « Ceux qui nous succèderont diront que les britanniques de cette génération étaient aussi forts que les autres » a-t-elle déclaré, s’inscrivant ainsi dans la continuité d’un ordre établi et destiné à subsister.
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La presse française parle de l’« effet Elisabeth II ». Cette allocution n’y a pas échappé. Tous les médias français ont annoncé l’événement. Quid alors des autres chefs d’état européens ? Nos chaînes ont-elles interrompu leurs programmes pour retransmettre leurs discours à propos du coronavirus ? A l’heure où l’Europe semble ne plus être aussi solide et solidaire que prévu, deux millions trente-cinq milles français, soit plus de 8,5 % du public, se sont raccrochés à l’espoir de leurs meilleurs ennemis !
En France, le monopole de l’espoir est disputé mais ne fait visiblement pas vivre le peuple. Le 12 mars à 20h, Emmanuel Macron est regardé par vingt-quatre millions huit cent mille téléspectateurs, un record. Le chef de l’Etat est aussitôt critiqué et accusé de tous bords de mauvaise gestion, drôle d’incarnation de la continuité de l’Etat que celui qui divise !
La Reine n’a pas de réélection à envisager, seulement un peuple à consoler.
God save the Queen!
Absolument, la France semble aujourd’hui manquer cruellement d’une telle icône rassemblatrice. De même pour le restant des états de l’UE, en effet. Les états nordiques, à la mentalité pragmatique céderont-ils au nom de la solidarité européenne au projet de mise en commun des dettes européenne (coronabonds), auquel la Grande-Bretagne aura échappé de peu ? L’Union saura-t-elle faire preuve de pareille unité ? Sa longévité en dépend…