L’identité personnelle de Numa-Denis Fustel de Coulanges fut triple. Romain et grec par ses prénoms, breton par son nom, il fut un grand français par son œuvre. Lecteur de François Guizot, il fut le père d’une méthode historique nouvelle, qui influença plusieurs générations, d’Émile Durkheim à Marc Bloch en passant par Jacques Bainville. Avec son ouvrage majeur, La Cité antique, Fustel de Coulanges nous invite, encore et toujours, au voyage : « Je ne cours pas à la recherche d’une marche oubliée de l’Acropole, je vais observer les hommes et ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui ».
Né le 18 mars 1830 à Paris, Numa-Denis Fustel de Coulanges reçoit à son baptême le nom du deuxième roi de Rome ainsi que celui que l’on attribuait au dieu des Grecs qui fut sans doute le plus « religieux », célébré par l’orphisme. Sa famille, brestoise tout au long du XVIIIème siècle, est issue de la bourgeoisie bretonne et compte, outre de nombreux militaires, quelques notables, industriels ou universitaires. Son père, disparu dès 1832, fut un lieutenant de vaisseau marginal, qui semble avoir trouvé la mort sur les barricades hostiles à la politique du régime de Louis-Philippe. Recueilli par son grand-père maternel, qui le fait admettre d’abord à l’institution Massin du Marais puis au lycée Charlemagne, le jeune Fustel grandit dans l’atmosphère de poudre et de vacarme de la monarchie de Juillet. C’est sans aucun doute à l’ombre des murs de ces temples du savoir parisien qu’il se réfugie avec délectation dans la lecture des leçons de François Guizot sur la Civilisation en France, d’où naît son intérêt pour l’histoire.
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La révolution de 1848, qui installe la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, voit l’arrivée au pouvoir du parti de l’ordre, lequel supprime les concours spécialisés d’entrée à l’École normale supérieure. Reçu au concours unique – de lettres- en 1850, Fustel obtient la charge de bibliothécaire et plonge ainsi, se détournant de l’agitation de la rue, dans les trésors de la rue d’Ulm. Il confiera par la suite y avoir acquis un esprit qu’il qualifie de « cartésien », érigeant le doute en méthode. Membre de l’École française d’Athènes de 1853 à 1855, il dirige les fouilles archéologiques de l’île de Chios, encore marquée des combats entre grecs et ottomans. Il publiera à son retour un mémoire d’analyse déjà marqué par le souci du temps long, scrutant une situation historique des temps archaïques aux situations les plus proches. Professeur de seconde au lycée d’Amiens en 1856, dans un monde où les bacheliers sont encore rares et marqués du sceau de l’excellence, il est reçu à l’agrégation de lettres l’année suivante. Le 10 avril 1858, il est adoubé par ses pairs, soutenant ses deux thèses de doctorat ès lettres. La première, rédigée et présentée en latin, porte sur le culte de Vesta, déesse du foyer du peuple romain. La seconde, en français, portant sur l’historien grec Polybe, cette figure de l’élite grecque ralliée à Rome au IIème siècle avant J.-C. et incarnant le sentiment des qualités propres des Hellènes. Numa et Denis étudiants sont devenus Fustel professant.
« De la nécessité d’étudier les plus vieilles croyances des anciens pour connaître les institutions »
Titre de l’introduction de l’ouvrage majeur de Fustel de Coulanges, cet axiome, qui n’en est d’ailleurs pas un, résume le fond et la finalité de sa carrière universitaire. Professeur d’histoire à l’Université de Strasbourg, en 1860, Fustel travaille avec Émile Joseph Belot, autre grande figure du romanisme universitaire de l’époque. Il y donne un cours public, renouvelé chaque année et qui s’adresse tant aux étudiants de la Faculté qu’aux élites locales. Son prisme, celui de l’Histoire « première des psychologies et première des sociologies », le pousse à l’exploitation directe des sources, au mépris de l’historiographie : il s’agit de reconstituer la manière dont les sociétés ont pensé en tentant de voir ce qu’elles ont vu.
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Les enseignements donnés lors de l’année 1862-1863, intitulés « De la famille et de l’État chez les Anciens » deviennent en 1864 un livre, La Cité antique. Cette somme de plus de cent analyses particulières menées pendant dix ans propose une analyse des questions de droit privé à Rome, dont le régime de la propriété, prisme de la compréhension des structures familiales et, par extension, des institutions politico-religieuses. Soulignant que les rapports privés constituent la clé d’analyse des mutations politiques, Fustel de Coulanges plonge, soixante ans après le Génie du christianisme, son lecteur au cœur d’une vision du monde antique qui déborda sur l’avènement de la nouvelle religion.
Fort de son extraordinaire succès de librairie – l’ouvrage sera tiré à 5 000 exemplaires en 1865 -, lequel lui permet d’accéder aux éditions Hachette, il cède à la tentation du bon mot afin de rejoindre la rue d’Ulm : « La province a du bon, mais encore n’en faut-il pas abuser. Je crains de m’endormir ; je deviens paresseux ». Présenté à Victor Duruy, alors encore ministre de l’Instruction publique, il est nommé maître de conférences à l’École normale supérieure, dont il prendra la direction dix ans plus tard. Il se rend régulièrement aux Tuileries afin de donner des leçons à l’impératrice Eugénie, lesquelles constitueront un livre, Leçons à l’Impératrice, réédité jusqu’en 1930.
Des valeurs antiques aux idées politiques : « la patrie, c’est ce que l’on aime »
La vie universitaire de Fustel de Coulanges est interrompue le 2 septembre 1870 par le dépôt des armes de l’empereur Napoléon III à Sedan. Volontaire au service, il porte l’uniforme de la Garde nationale sur les remparts de la capitale. Le retour à la paix, conclue malgré la perte de l’Alsace-Moselle, pousse l’historien vers la polémique. Il s’engage alors pleinement dans la Revue des Deux Mondes de François Buloz, devenu depuis 1848 l’organe littéraire conservateur le plus en vogue dans les milieux intellectuels.
Le romaniste Theodor Mommsen, réjouit par l’idée de l’unité allemande au point d’en haïr la politique de la France : il figure parmi les premières victimes de Fustel, qui lui consacre plusieurs articles très virulents, le qualifiant d’agent de la « guerre d’envahissement ». Dans l’ombre du traumatisme de 1870, il développe, dix ans avant Ernest Renan, le concept de Nation sur le principe de l’adhésion et non sur celui du sang. Il participe ainsi, avec Hippolyte Taine, à rompre avec la tradition germanophile des milieux parisiens, poussant le débat historique à fournir une nouvelle analyse du commencement des problèmes du siècle, soit à s’intéresser à la Révolution. L’aventure de la Revue des Deux Mondes pousse Fustel dans la bataille des idées, au cœur de la Cité.
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Fort de longues études menées avec méthode, il développe des thèses favorables à l’aristocratie terrienne et provinciale, balloté entre un sentiment profondément antirévolutionnaire mais rarement vraiment favorable à la figure du roi. Élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1875, il obtient, sur proposition de Léon Gambetta, la première chaire d’histoire médiévale à la Sorbonne en 1878. Deux fois président de l’École normale, il met en place le modèle des travaux dirigés, mettant fin au règne absolu des cours magistraux publics. Pédagogue novateur, il prépare un projet de classes préparatoires littéraires nouvelles, pour lequel il ne sera pas immédiatement écouté mais qui préfigurera, au début du XXème siècle, le modèle actuel.
La guerre l’ayant poussé à intégrer à ses études des institutions antiques leurs évolutions franques, Fustel de Coulanges entame la rédaction d’une œuvre monumentale, l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France. Ses préfaces, ouvrant chacun des tomes de cette somme, sont des considérations méthodologiques précieuses, qui modifièrent à jamais tant le rôle de l’Histoire que celui de l’historien. Pénétrée de l’idée de temps long et de nécessité scientifique, il joue un rôle déterminant dans les débats portant, depuis le XVIIIème siècle, sur les origines de l’aristocratie française. Contestant l’idée de conquête franque, Fustel de Coulanges développe en France une tradition romaniste, dépassant ainsi l’opposition artificielle posée par la doctrine entre l’autoritarisme romain et la liberté germanique. Mort à 59 ans, incarnant pour ses élèves une figure de professeur-martyr, qui écrivait dans son lit tordu par la douleur, il ne put jamais achever cette « longue Histoire », allant de l’Empire romain à la Révolution française. Son disciple, Camille Jullian, en achèvera trois tomes, à partir des notes laissées par le maître.
Mort à l’ouvrage de l’artisan de la Cité antique
Fustel de Coulanges consacra sa vie à l’étude des sources historiques. De lui plus que de quiconque est-il sans doute légitime de dire qu’il avait tout lu. Méprisant son corps malade, il mourut jeune, harassé par des années de labeur au service de la seule chose qui ne l’ai jamais dépassé : l’Histoire. Sa postérité immédiate fut forte, La Cité antique devenant le livre de prix des lauréats de l’école républicaine, son esprit hantant les publications de La Revue des Deux Mondes. S’il fut parfois contesté sur le fond, il fut surtout peu aidé par les tentatives diverses de récupération de la génération qui le suivra. Si celles-ci ne manquèrent pas d’à-propos, elles soumirent l’œuvre à la vindicte dans laquelle l’auteur n’avait jamais versé.
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Salué pour sa méthode, Fustel de Coulanges nourri par sa vision de l’Histoire l’excellence de la fin du XIXème siècle, parmi laquelle les études médiévales de Ferdinand Lot, les considérations de Jacques Bainville et de Pierre Gaxotte ou encore la conception du Métier d’historien développée par Marc Bloch. Trop peu lu aujourd’hui, Fustel conserve le privilège de l’influence de conception, telle qu’on la ressent dans le tome premier de l’Histoire de France dirigée par Jean Favier, rédigé par Karl Ferdinand Werner. Claude Nicolet lui consacre enfin un chapitre entier de sa Fabrique d’une nation, en faisant « le seul historien français […] à traiter de manière continue et systématique l’histoire de la Gaule romaine et de la Gaule franque ». Plus encore, Claude Nicolet pose la question qui s’impose à tout lecteur de La Cité antique, « Comment oublier Fustel de Coulanges ? »
Décédé brutalement le 12 septembre 1889 à Massy, Fustel de Coulanges laisse un testament aux échos tant philosophiques que spirituels, démontrant l’aboutissement d’une démarche intellectuelle tendant à la complétude. « Je désire un service conforme à l’usage des Français, c’est-à-dire un service à l’Église. Je ne suis à la vérité ni pratiquant, ni croyant ; mais je dois me souvenir que je suis né dans la religion catholique et que ceux qui m’ont précédé dans la vie étaient aussi catholiques. Le patriotisme exige que si l’on ne pense pas comme les ancêtres, on respecte au moins ce qu’ils ont pensé ». Éternellement, Numa Denis Fustel de Coulanges nous montre un chemin à suivre : celui des bonnes idées exprimées par les bons mots.
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