Le cristal de roche s’est imposé à travers les siècles tant comme un objet de science que comme un matériau d’art. Utilisé par toutes les civilisations, privilège des pouvoirs spirituels et temporels, muse de nombreux artistes, ce quartz transporte, transforme, trompe, conquiert et défait l’Homme depuis toujours.
« Vite, vite, ami, partons pour les féeriques régions du cristal ». Du 26 septembre 2023 au 14 janvier 2024, le musée de Cluny, musée national du Moyen Âge, propose une exposition intitulée « Voyage dans le cristal », en collaboration avec le musée du Louvre et avec le soutien de l’Ecole des Arts Joailliers. Les deux commissaires d’exposition, Isabelle Bardiès-Fronty, conservateur général du patrimoine au musée et Stéphane Pennec, archéologue et conservateur-restaurateur réussissent à cette occasion leur pari : celui de nous faire voyager, tant au travers du temps que de la matière.
Ainsi intitulée d’après le roman fantastique de Georges Sand Laura, sous-titré « Voyage dans le cristal » et paru en 1864, l’exposition est d’abord un hommage à l’évasion que procure la minéralogie. Georges Sand, que le musée de Cluny encense déjà pour la découverte en 1841 des tapisseries de La Dame à la Licorne, avait conduit Walter, le héros de Laura vers l’hypnotique et mythifié monde des Esquimaux. Elle est à nouveau le passeur des néophytes pour ce si surprenant monde minéralogique : « Regarde donc où je t’ai conduit et reconnais que j’ai ouvert tes yeux à la lumière du ciel ». Fascinant pour sa transparence et sa capacité à diffracter la lumière, nous offrant mille et une compositions, le cristal est tant un objet de science que d’art. Il a pourtant longtemps été l’objet d’interrogations.
Un objet de science, d’art… et d’interrogation
On trouve des gisements de quartz hyalin partout : les plus connus se situent en Allemagne, dans les Alpes, en Arabie, aux Indes, au Pakistan, au Sri Lanka, en Amérique du Nord et du Sud et à Madagascar. Toutes les civilisations lui ont accordé une place dans leur spiritualité. Toutes l’ont considéré, travaillé, lui ont donné un rang, jamais des moindres. Appréhendé par Strabon comme krystallos, « glace » ou « eau gelée », il a été repris par Pline l’Ancien et occupe ainsi, de l’Antiquité jusqu’au premier cristallographe, la primauté dans tous les ouvrages de sciences naturelles. L’encyclopédiste Barthélemy l’Anglais (1202-1272), le définit, dans Livre des propriétés des choses (1247) comme une pierre reluisante et clere, qui a la couleur d’yaue, car il est engendré de nege ou de glace endurcie par moult de temps ».
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Cette approche pré-chimiste est remise en cause par Anselme Boèce de Boodt (1550-1632), qui ne parvient pourtant pas à expliquer l’origine de la pierre. Seul Jean-Baptiste Romé de l’Isle (1736-1790) y parvient en 1783 et mentionne le quartz, qu’il distingue encore du cristal. C’est la chimie du deuxième XVIIIème siècle qui permettra de considérer le cristal de roche comme un quartz. La portée symbolique de cette « mère des gemmes », responsable des propriétés de toutes les autres, fut longtemps issue, en Europe, de l’analyse du médecin Jean de Mandeville (1300-1372). Cette conclusion, curieuse pour nous, qui séparons le règne minéral du règne du vivant, conférait aux gemmes claires une vie rythmée par la naissance et la mort et faisait du cristal, par analogie, un conducteur de fécondité favorable aux mères.
Une gemme pour le sublime
Caton l’Ancien avait déclaré que « la vie humaine est comme le fer, elle s’use dans la pratique et se rouille dans l’inaction ». L’observation de l’utilisation par les hommes du cristal de roche nous permet de compléter cette analogie métallurgique en y introduisant une réflexion minéralogique. La vie humaine si elle s’use et se rouille, peut aussi se sublimer : tel est le rôle du cristal. Propice à la glyptique, l’art de la gravure, le cristal est partout, ce que nous montrent de nombreux travaux d’artistes au cours des siècles. Des perles de Tello (Irak) à l’Aphrodite accroupie de la Villa Getty, l’Antiquité représente un passage dans la sphère figuratif pour le cristal. On appréhende ainsi beaucoup mieux le travail minutieux des bagues papales du XVème siècle ou de la Chute de Phaéton en cristal gravé par Giovanni Bernardi (1494-1553) d’après un dessin de Léonard de Vinci.
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L’art européen comme oriental s’est saisi de cette matière, nous léguant un indice symbolique et spirituel sur son utilisation. Reliquaire de Saint Luc, collier à boule de Chilpéric, phylactère de Saint Hubert, châsse de Sainte Fausse : le cristal s’impose comme un moyen de visiter, plusieurs siècles après, les ateliers d’artisans dévoués répondant aux commandes des puissants. Le prêt par le musée du Louvre du Salvator Mundi de Joos Van Cleve (1485-1541) sublime cette relation, le Christ porteur d’un globe de cristal trônant au milieu du frigidarium clunisien transformé en Jérusalem céleste. On devine un jeu millénaire d’exposition des œuvres médiévales aux variations de la lumière, reflet de la puissance ecclésiastique. De nombreux objets moins attendus, telle une aiguière à forme de dragon de l’atelier des Saracchi, artisans lapidaires milanais, nous plongent dans l’usage profane de la matière, souvent conviée à la table des rois de France.
Un pont entre les hommes
L’usage du cristal pourrait être un objet anthropologique, tant la matière fut utilisée par les civilisations les plus éloignées. L’énergie vitale attribuée au cristal trouve une illustration dans l’association amérindienne d’un quartz et d’une dent, sans doute à fin rituelle. Un polissoir à papier iranien portant une inscription coranique, l’intégralité de la sourate « Ya-Sin », lue en cas de guerre, de voyage ou de maladie nous renseigne sur la façon dont le monde médiéval relaya la fonction divinatoire de la gemme.
La Renaissance et son nouveau regard apporté sur Euclide pousse Luca Pacioli (1447-1517), par son De Divina Proportione (1498) à adopter un regard géométrique sur le cristal. Albrecht Dürer (1471-1528) en déploiera les volumes tandis que les sculpteurs de vanités italiens feront les joies des grandes familles princières. Le quartz sera également partie prenante au XXème siècles et aux aventures de l’optique et du surréalisme. Revanche de la matière sur les hommes, le cristal sera aussi le support de l’une des plus belles blagues modernes : le crâne de cristal prétendument précolombien. Une série de crânes « découverts » au XIXème siècle et attribués au Mictecacihuati aztèque, tel celui longtemps exposé au musée d’Ethnographie du Trocadéro ne sont en effet considérés comme ce qu’ils sont, soit des créations allemandes contemporaines, que depuis quelques petites dizaines d’années. Le sujet fait sourire et évoque tout un pan de la pop-culture amatrice de prêt-à-penser, tel le Royaume du crâne de cristal qu’explore l’aventurier Indiana Jones (Steven Spielberg, 2008).
L’exposition poursuit sa réussite en montrant les capacités actuelles du cristal, qui, s’il est bien un minéral, reste un moteur vivant pour nos artistes. L’un d’entre eux, Patrick Neu, invité de l’exposition réinterprète certains motifs artistiques sur cristal : une scène de bataille sur un verre de cristal au noir de fumée, ainsi qu’une danse macabre dessinée sur la matière brute.
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