La question de l’héritage de l’esclavage fait aujourd’hui l’objet de critiques, de débats et de déboulonnage de statues mais quelle est l’histoire de cette pratique sur notre territoire ? En une synthèse (oui, oui, c’est une synthèse) d’un très vaste sujet, voici ce qu’il faut retenir.
Héritage antique
La pratique de l’esclavage est chose courante pendant l’Antiquité, que ce soit chez les Grecs ou chez les Romains. Elle est même à la base de la société et de son économie. L’esclave est une chose, sans droits, à laquelle toutes les atrocités sont permises. Ce sont essentiellement des prisonniers de guerre ainsi que leurs descendants. Avec l’implantation du christianisme au IIIème siècle aux alentours de la Méditerranée, l’esclavage se voit remis en cause timidement. Il s’atténue et s’étiole brièvement car les hommes sont frères devant Dieu, y compris juridiquement.
A la chute de Rome en 476, la pratique ne s’arrête pas, elle est encore largement utilisée dans les pays européens. Cependant, l’Eglise survit à l’effondrement de l’Empire et devient l’institution dominante dans toute l’Europe. L’esclave va ainsi changer de statut. De moins en moins nombreux, ils sont également mieux traités. Beaucoup de ces esclaves sont des ouvriers agricoles. Ils sont casés et ressemblent à des paysans dépendants, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas propriétaire mais possédant (usus et fructus). Ils détiennent toujours le statut juridique de citoyens. C’est à partir de ce moment que va commencer la féodalité.
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Sous les Carolingiens (IXème siècle), les paysans sont tous juridiquement libres (mariage, héritage, aller-venir). Il y a une population esclave encore présente mais dont le volume diminue drastiquement. En effet, l’esclavage est remplacé par le servage dont la frontière entre les deux reste assez minime concrètement : la principale différence repose sur le statut juridique car le servage ne reconnait non pas l’humain comme une « chose », mais comme un « homme lié sous contrat ». Cela concerne principalement des populations paysannes. Il y a des serfs et des paysans libres. Le servage est une condition difficile aux libertés terriblement limitées, le serf est corvéable et taillable à merci. Ce statut est transmissible aux enfants par les femmes en vertu du partus sequitur ventrem.
En 1315, la première loi interdisant dans tout le Royaume de France le servage, ou servitude réelle, a été édictée par le Roi Louis X Le Hutin. Il s’agit de l’Edit du 3 Juillet 1315. Il interdit l’esclavage sur le domaine royal (les trois quarts de la France actuelle) et permet à tout esclave qui arrive en France d’être affranchi : « Nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des francs; et voulant que la chose soit accordante au nom, avons ordonné que toute servitude soit ramenée à la franchise ». C’est le privilège de la terre de France selon lequel « le sol français affranchit l’esclave qui le touche ». Une décision du Parlement de Bordeaux consacre cet Edit en 1571 par l’affranchissement d’esclaves noirs sur le territoire au motif que la France, « mère des libertés » ne tolère pas une telle pratique sur son sol.
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Le commerce triangulaire
Au début du XVIème siècle, les idées et théories mercantilistes foisonnent. Elles prônent que la puissance de tout homme ne réside non pas sur son nombre de vassaux ou la superficie de son territoire, mais sur le nombre et la valeur des biens qu’il possède. La richesse devient peu à peu le nouveau marqueur de pouvoir et l’or des Amériques attise les convoitises. Les techniques maritimes et navales européennes se perfectionnent. Est inaugurée une période de grandes découvertes comme celle de l’Amérique en 1492 par Christophe Colomb.
L’Afrique est une terre plus accessible et les relations sont avant tout commerciales. Un marché d’esclave préexistait déjà entre Africains avant même l’arrivée des Européens. Les Portugais servaient ensuite d’intermédiaires dans ce marché entre la côte du Bénin et la côte du Ghana. Les Européens s’invitent dans le commerce et échangent du tissu et de l’alcool à des esclavagistes d’Afrique contre des esclaves, ces derniers seront échangés contre du coton, du tabac ou du sucre aux Amériques. C’est le fameux commerce triangulaire. En 1441, des navigateurs portugais ramènent les premiers esclaves noirs au Portugal.
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Les esclaves africains sont majoritairement des prisonniers de guerres entre royaumes et empires africains mais il y a aussi des esclaves pour dette ou par condamnation pénale. De nombreuses ethnies et empires africains ainsi que des tribus arabo-musulmanes vivent de ce commerce en vendant ces esclaves aux Européens comme l’Empire du Mali ou le Royaume de Dahomey (actuel Bénin). Les esclaves sont achetés à prix élevé aux intermédiaires africains. Au milieu du XVIIIème siècle, un esclave vaut un fusil.
Il s’agit de personnes de couleur noire, les hommes endurants sont préférés mais les femmes n’échappent à la pratique non plus, de même que les enfants. Les voyages entre continents sont éprouvants et horribles. Les esclaves sont menottés, enchaînés pour les plus turbulents. Les châtiments sont arbitraires, affligeants et humiliants. Le manque de soin, d’hygiène et de nutrition sont fatals pour la plupart des esclaves durant le voyage.
Si le commerce triangulaire est florissant, l’esclavage est vivement condamné par le magistère catholique depuis la bulle Sicut dudum du 13 janvier 1435 par le Pape Eugène IV. Cette condamnation est fermement renouvelée par le Pape Paul III dans les lettres Pastorale officium et Veritas ipsa ainsi que la bulle Sublimis Deus en 1537.
Sous demande de Charles Quint, monarque du puissant Saint-Empire romain germanique, entre 1550 et 1551, un débat s’impose entre théologiens et juristes opposant Bartolomé de Las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda, c’est la controverse de Valladolid. Lors de ce procès, on officialise le fait que les Amérindiens ont un statut égal à celui des Blancs afin de les évangéliser ; ces premiers constituaient les premiers esclaves dans les colonies. Cette décision ne s’appliquait pas aux noirs d’Afrique dont l’esclavage n’était pas contesté. C’est d’ailleurs en raison de cette controverse que les Européens vont généraliser la pratique de la traite des noirs pour alimenter le Nouveau Monde en esclaves.
Le commerce d’esclaves s’amplifie et les états européens, bien que chrétiens, n’empêchent nullement la pratique pour des questions financières, économiques et surtout géopolitiques. En effet, l’Espagne et le Portugal sont les pays maîtres de l’Europe au XVIème siècle. Ils se partagent les Amériques depuis le Traité de Torsedillas en 1494. Ce à quoi le Roi François Ier, furieux d’apprendre un traité si avantageux envers son rival Charles Quint, répondra à ce sujet : « Le soleil luit pour moi comme pour les autres. Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde ».
De plus, les Provinces-Unies (actuel Pays-Bas) et la Grande Bretagne parcourent à leur tour le globe et projettent de coloniser des terres. La France, ne souhaitant pas être distancée et dominée par ses rivaux, va les imiter et donc coloniser à son tour le Nouveau Monde. Elle va également tolérer la pratique de l’esclavage.
Bordeaux, Le Havre, La Rochelle ou Nantes sont les villes françaises de départ et de transition dans le commerce et la colonisation. Marins, aventuriers et navigateurs colonisent informellement dès 1620, copiant les Espagnols et les Portugais. La première expédition négrière se déroule à La Rochelle entre 1594 et 1595. On dénombrera 12 millions d’esclaves au total transportés du début XVIème siècle jusqu’au milieu du XIXème siècle, dont à peu près 2 millions par la France. Il ne faut cependant pas oublier les esclaves qui naîtront dans les colonies.
L’Etat royal face au phénomène
Ce phénomène de l’histoire échappe un peu trop à la main du Roi suivant que l’État moderne français s’accroît. On rapporte des traitements ignobles dans les Antilles où l’autorité royale est trop faible. Beaucoup d’aventuriers, de flibustiers, de capitaines de navires, de compagnies de commerce s’enrichissent par des initiatives privées, les esclavagistes sont une très petite minorité.
Les colonies vont être légalisées en 1626 par la création, sous la protection du cardinal Richelieu, de la Compagnie de Saint-Christophe régulant les mouvements d’esclaves. Suivra la Compagnie des îles d’Amérique en 1635 ou encore la Compagnie française des Indes orientales en 1664. En 1642, la traite négrière est autorisée par le roi Louis XIII. Celui-ci a l’idée d’évangéliser les Noirs et d’en faire ses sujets. Ce sont des compagnies qui en ont le monopole. Le roi Louis XIII n’a pu faire autrement que d’autoriser l’esclavage comme une étape vers le baptême et l’affranchissement, ce dont les colons n’ont eu cure. Colbert, en homme d’État responsable, se doit de choisir la moins pire des solutions. Le statu quo reviendrait à autoriser tous les abus de la part des colons.
Abolir l’esclavage dans les colonies est inenvisageable, au risque de se mettre à dos la riche bourgeoisie qui vit du commerce triangulaire et surtout provoquer la rébellion des colons, avec l’éventualité qu’ils se vendent aux Anglais (c’est ce qu’ils feront en Martinique en 1794). Au demeurant, personne dans le monde, à la fin du XVIIème siècle, n’imagine abolir l’esclavage. Celui-ci sévit encore marginalement dans une partie de l’Europe orientale (Roumanie notamment) et à grande échelle dans les sociétés africaines et musulmanes.
C’est tout de même l’occasion d’affirmer la puissance de la royauté absolue – sous entendue en absence de lien intermédiaire entre le sujet et le Roi – en légiférant la pratique de l’esclavage. La justice du Roi doit être supérieure à la justice du maître. L’Édit royal de Mars 1685, promulgué en 1685 sous la plume du fils de Colbert, touche la police des îles de l’Amérique française. Il portera en réalité le nom de « Code Noir » dans une édition de 1718.
Le Code Noir
Dans le Code Noir, les esclaves ont en réalité un peu plus de droits mais les conditions pour les soumettre sont renforcées. Un ensemble des règles juridiques est mis en place pour rationaliser la violence comparée à ce qui se passait auparavant de façon coutumière. L’Edit va uniformiser juridiquement la pratique dans l’ensemble des colonies françaises.
A noter qu’à partir de cette période du XVIIème siècle, il existait une petite minorité de blancs parmi les esclaves, ce sont les « engagés ». L’engagisme est à l’origine un concept juridique de l’Ancien Régime et une réalité sociale dans les colonies françaises et britanniques, il est apparenté au servage. Les engagés se sont volontairement laissés asservir pour une durée moyenne de 3 ans avant de recouvrir leur liberté, cette durée est censée payer la traversée océanique. Les missionnaires royaux s’étonnent de la violence avec laquelle ils sont traités (fouet, chaînes, meurtre, conditions de vie).
Le Code Noir a, contrairement à l’opinion majoritaire actuelle, plusieurs mérites : il reconnaît aux noirs une personnalité juridique, oblige à les baptiser, à les instruire, leur permet de se marier, donc de contracter, de se constituer un pécule et de racheter leur liberté, elle interdit aux maîtres de les maltraiter et de les faire travailler les dimanches et jours de fêtes, leur donne le droit de se plaindre en justice contre leurs maîtres, leur permet d’agir et de témoigner en justice, interdit de séparer les familles en vendant séparément un de leurs membres et détermine les modalités pour affranchir un esclave. L’article 59 du Code Noir dispose pour un affranchi : « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres; voulons que le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets ».
L’Edit royal de 1685 donne certes aux maîtres un droit de correction qui nous paraît très dur, mais qui existait aussi pour les soldats et les domestiques. Il interdit aux maîtres les relations sexuelles avec les esclaves, sauf dans le cadre du mariage qui n’est pas interdit entre personne libre et esclave. En matière religieuse, l’Edit de 1685 rappelle le principe chrétien de l’égalité ontologique de tous les hommes, par-delà leur condition sociale et leur race.
Les esclaves restent cependant des « biens meubles ». Le débat de l’époque, avant la rédaction du Code Noir, portait sur la question de l’esclave en tant que bien meuble (le séparant alors de la possession de la plantation) ou bien immeuble (l’attachant alors à la plantation). La possession est réelle du maître envers l’esclave même si ce dernier est tout aussi réellement humain. Le droit les désigne comme des outils, de simples objets faisant partie du patrimoine. Ce sont des biens pouvant être achetés, vendus, donnés, saisis en obéissant aux formes prévues pour les biens meubles. Cette disposition n’en fait pas des choses, dénuées de personnalité juridique. Cependant, cette personnalité est celle d’une personne mineure, plus restreinte que celle des enfants et des domestiques.
Le Code Noir est un texte juridique dont l’application concrète reste partielle, faute d’une forte présence institutionnelle française dans les colonies. Les châtiments corporels deviennent réglementés et rationalisés mais selon la nature de l’infraction, il y a des sanctions spécifiques (oreille coupée, marquage au fer d’une fleur de lys, exécution). Théoriquement, car il n’y a pas de possibilité de faire appel, le tribunal local est composé de maîtres. Les atrocités sont majoritairement acquittées.
Peu de colons détiennent des esclaves, c’est une marchandise chère réservée à l’oligarchie fortunée locale. Un esclave vaut à peu près 2 500 livres. Une cabane vaut 50 livres, une journée de travail vaut 1 livre, une maison confortable 5 000, un bœuf 150, un cheval 500.
Faute de femmes européennes et blanches souhaitant s’installer dans les colonies, les esclavagistes se reproduisent beaucoup avec les femmes esclaves. Par exemple pour La Rochelle, sur 6 200 départs, ne sont comptées que 40 femmes. Le Code Noir tranche donc un autre débat sur la transmission de la condition d’esclave. La population devient tellement métissée dans les colonies qu’on devient « Blanc » par le père bien qu’on ne le soit pas concrètement, c’est une sorte de nouvelle noblesse. On est « Blanc » de réputation et par descendance. En 1735, 87% des possesseurs d’esclaves sont des métissés à Madagascar (grand-mère malgache, africaine ou indienne mais ils sont recensés comme blancs).
Les catégories de couleurs vont prendre de l’importance au XVIIIème siècle, elles deviennent annotées dans les registres. Il y a des libres de couleurs, affranchis ou descendants d’affranchis. Ils ne se sont pas égaux vis à vis des Blancs, ces derniers ont certains privilèges comme des accès à des métiers ou le droit de porter l’épée. Pourtant, certains « libres de couleurs » ont eux aussi, substantiellement, des esclaves. Est dénombré à Saint-Domingue (Haïti) qu’un quart des esclaves est possédé par des « libres de couleurs ».
Marron : Esclave en fuite.
Mulâtre : Fils d’un Blanc et d’un Noir.
Métisse : Fils d’un Blanc et d’un Mulâtre.
Câpre : Fils d’un Noir et d’un Mulâtre.
Nègre : Si le terme est aujourd’hui difficile à prononcer, il est tout de même retrouvé dans le Code Noir pour désigner les Noirs et plus particulièrement les esclaves.
La remise en cause d’une pratique odieuse
Étienne de la Boétie, dans son « Discours de la servitude volontaire » paru en 1576, écrit : « Chose vraiment surprenante (…) c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel ».
Le tribunal des consciences à la Sorbonne condamne la traite négrière en 1698 pour commerce illicite car la preuve que les esclaves n’ont pas été volés ne peut pas être apportée. Le président du tribunal, G. Fromageau, prend position et déclare le 15 Avril 1698 qu’« il suit de tout ceci qu’on ne peut en sûreté acheter, ni vendre des nègres, parce qu’il y a de l’injustice dans ce commerce ».
Les philosophes des Lumières, tels que Jean Le Rond d’Alambert, Denis Diderot, ou Montesquieu, s’opposent aux traites négrières. Le Chevalier Louis de Jaucourt en demande l’abolition en 1755. Louis-Sébastien Mercier, dans son roman L’An 2240, rêve s’il en fut jamais, imagine un renversement de l’esclavage via un Spartacus noir.
Par un Edit du 8 Août 1779, le roi Louis XVI renouvelle l’abolition du servage et du droit de suite en France. Cet édit qui porte sur les servitudes réelles, affranchit tous les « mains mortables » des domaines royaux, ainsi que les hommes de corps, les « mortaillables » et les « taillables ».
Jacques Pierre Brissot fonde en 1788 la Société des amis des Noirs dont les objectifs affirmés étaient l’égalité des blancs et des hommes de couleur libres, l’interdiction de la traite négrière et l’abolition progressive de l’esclavage colonial. Nicolas de Condorcet, dans Réflexions sur l’esclavage des nègres, réclama un moratoire d’une durée de 70 ans entre la fin de l’esclavage et l’accession des affranchis au statut de citoyen.
Durant les états généraux de 1789, une trentaine de cahiers de doléances demande la fin de l’esclavage ou de la traite négrière, ou bien les deux.
La volonté d’une abolition définitive
Le combat pour l’abolition de l’esclavage, qui occupait les esprits depuis l’établissement des colonies du Nouveau Monde, prend de l’ampleur au commencement de la période révolutionnaire. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 énonce le principe de l’abolition de l’esclavage, mais sous l’influence du Club de l’hôtel de Massiac, la Constituante et la Convention posent que cette égalité ne s’applique qu’aux habitants de la métropole (où il n’y avait pas d’esclaves mais où le servage paysan subsistait encore à l’époque) et pas à ceux des colonies d’Amérique.
En effet, en 1790, Antoine Barnave, le chef de fil du Club Massiac, principal opposant de la cause abolitionniste, fait passer un décret qui exclut du cadre de la Constitution les colonies. Mais des événements en métropole et aux Antilles changent la donne. Tout d’abord, l’insurrection des esclaves de 1791, à Saint-Domingue. Effrayés par des événements qui les dépassent, les Amis des Noirs envisagent un temps de n’accorder les droits civiques qu’aux « libres de couleurs ».
La Convention est dominée par les montagnards, incarnés par Maximilien de Robespierre : « Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre, ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance, entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie. » énonce l’Article 18 de la Constitution de 1793, jamais appliquée.
Le 4 février 1794, la Convention décrète l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies, mais cette mesure ne sera effective, outre Saint-Domingue, qu’en Guadeloupe et en Guyane, puisque la Martinique reste aux mains des Britanniques.
Le Consul Bonaparte fait maintenir, par la loi du 20 mai 1802 l’esclavage dans les îles récupérées des Britanniques par le traité d’Amiens. La France est engagée dans une campagne à Saint-Domingue et revient sur ces acquis révolutionnaires. De fait, et en droit, l’esclavage est rétabli dans des territoires.
Cependant, malgré la dictature, le mouvement abolitionniste ne fut pas complètement réduit au silence : ainsi, grâce à Joseph Fouché, sans doute, devenu ministre de l’intérieur, l’abbé Grégoire put continuer à écrire et publier notamment son livre égalitaire, De la littérature des Nègres. Il continua le combat entamé en 1789 jusqu’à sa mort en 1831.
L’Empereur Napoléon Ier, de retour de l’île d’Elbe lors des Cent-Jours, décréta l’abolition de la traite négrière pour se concilier la Grande-Bretagne. Sa décision fut confirmée par le traité de Paris le 20 novembre 1815 et par une ordonnance du roi Louis XVIII le 8 janvier 1817. La loi du 15 avril 1818 renouvelle l’interdiction de la traite, mais la traite de contrebande se poursuivit malgré les sanctions prévues.
Le 25 avril 1827, une nouvelle loi qualifie la traite négrière de crime et aggrave les sanctions. Au cours des débats, à la Chambre des députés et à la Chambre des pairs, plusieurs parlementaires réclament l’abolition de l’esclavage comme Augustin Devaux, le duc Victor de Broglie (doctrinaire), le comte Gabriel de Kergorlay (ultraroyaliste) et Jean-Guillaume Hyde de Neuville (ultraroyaliste).
Les dispositions prises contre la traite sont encore renforcées en 1831 sous le roi des Français Louis-Philippe. Les lois Mackau du 18 et 19 juillet 1845 émancipent les esclaves dans le domaine colonial. Bien qu’étant encore sous curatelle de leur maître, les esclaves ont plus de droits comme la propriété, l’héritage, le rachat de sa liberté. Le maître est soumis à plus d’obligations avec la fourniture de vêtements, de vivres, d’une portion d’habitation. Le travail quotidien est limité à 9h30 et toute activité au-dessus de 18h doit être rémunérée par le maître.
La monarchie de Juillet est renversée. L’esclavage est définitivement aboli pour la seconde fois, en conseil de Gouvernement de la IIème République, par le décret du 27 avril 1848 décidant l’abolition de l’esclavage en France et dans ses colonies, porté par Victor Schœlcher.
250 000 esclaves des colonies françaises seront émancipés. En contrepartie, des indemnités furent accordées aux anciens propriétaires d’esclaves « ayant dû appliquer l’interdiction de l’esclavage » et ainsi perdre leur main d’œuvre gratuite selon les dispositions d’une loi du 30 avril 1849.
« Si comme le disent les colons, on ne peut cultiver les Antilles qu’avec des esclaves, il faut renoncer aux Antilles. La raison d’utilité de la servitude pour la conservation des colonies est de la politique de brigands. Une chose criminelle ne doit pas être nécessaire. Périssent les colonies, plutôt qu’un principe ! » déclara Victor Schœlcher.
Que conclure ?
La question de l’esclavage est finalement loin d’être un bloc monolithe, certaines nuances doivent être mises en avant afin d’éviter toute confusion sur le sujet, au même titre que les facteurs qui ont poussé à cette pratique. L’esclavage reste une abomination morale mais il ne faut pourtant pas tomber dans la facilité d’un jugement téléologique en usant de notions éthiques anachroniques. Le Code Noir est vu comme le « texte juridique le plus monstrueux qu’aient produit les Temps modernes » selon Louis Sala-Molins. Largement véhiculée par le monde politique et par la presse, cette image radicalement négative du Code Noir est issue en grande partie de la lecture qu’en a livré le philosophe Louis Sala-Molins dans sa célèbre et très répandue exégèse Le Code noir ou le calvaire de Canaan (1987).
Les émeutes étasuniennes, qui ont lieu depuis la mort d’un citoyen noir nommé Georges Floyd, ont agenouillé ce pays sur la question de la couleur de peau. Si les Etats-Unis ont eu une pratique bien plus sévère, déshumanisante et ségrégationniste que les Français, la question de l’héritage colonial et esclavagiste s’est pourtant tout autant posée en France. Certaines statues sont vandalisées et un lycée autrefois baptisé du nom de Colbert s’est renommé Rosa Parks (nom de la célèbre femme noire qui a refusé de laisser sa place dans un bus à une blanche aux Etats-Unis).
La relation entre les personnes de couleurs est très loin d’être similaire en France mais l’influence étasunienne, notamment universitaire, déborde et parasite l’esprit universel de ce pays. Quid de Louise-Marie Thérèse ? du Chevalier de Saint-Georges ? de Thomas Alexandre Dumas et de sa descendance ? de Félix Eboué ? de Gaston Morneville ? d’Aimé Césaire ? Parmi la minorité de français d’origine étrangère qui se sont assimilés, une partie fut de couleur noire et ont su rendre grâce et gratitude à leur pays d’accueil.
La loi du 21 Mai 2001, dite loi Taubira, tend à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité bien que cela ne concerne que la traite négrière occidentale alors que le procédé d’esclavagisation s’avère mondialement fait par toutes les civilisations depuis Sumer, passant par les Égyptiens pour les pyramides, les Chinois pour la Grande Muraille, les Gaulois, les Romains, les Grecs, les Indiens, les pirates berbères, les tribus arabo-musulmanes (qui avaient la terrible coutume de castrer vif leurs esclaves), les Anglais, les Français, les Espagnols, les Portugais, les Américains, les ethnies africaines, les Mongols. Rappelons d’ailleurs que le mot « esclave » vient du mot « slave », population de l’Europe de l’Est qui a pendant très longtemps été victime de l’esclavage. Loi inique et liberticide pour tout historien car, en analogie à la loi Gayssot du 13 Juillet 1990, elle judiciarise le débat et sanctionne pénalement la moindre nuance. L’historien Olivier Pétré-Grenouilleau a par exemple été attaqué en justice au nom de cette loi parce qu’il réfutait d’assimiler la traite à un « génocide ».
Est-il nécessaire d’inciter les français à la flagellation de l’estime qu’ils ont d’eux ? Car, finalement, qui furent les esclavagistes si ce n’est qu’une petite oligarchie qui exploitait aussi bien le peuple français dans les mines, sur les champs et à l’usine ? Peuple français qui composait la quasi-totalité de la population. L’esclavage a-t-il vraiment profité au pays quand on sait que l’historien Jacques Marseille avait démontré qu’un empire colonial ne profitait non pas aux Etats mais bien à un petit groupe d’exploiteurs, de marchands et d’investisseurs orbitant autour des sphères du pouvoir ?
Si l’héritage historique est un pilier fondamental dans l’identité d’un individu, d’une famille, d’un village et d’une nation, sommes-nous responsables pour autant ? « Héritiers, mais pas coupables » serait la réponse la plus appropriée. Impossible de tenir responsables les descendants de crimes au risque de tomber dans un cercle vicieux imbibé de rancœur, de ressentiment, d’exagération voire de vengeances privées. La responsabilité est un concept individuel qui est impropre à être héritée. « Si on croit à cette dinguerie qu’est la responsabilité par le sang, ça veut dire que l’humanité ne connaîtra jamais la paix » en conclut Pierre-Yves Rougeyron. Si le pardon reste possible et devient le choix le plus raisonnable et sain, tâchons de ne pas oublier cette histoire au risque qu’elle ne se répète comme c’est le cas actuellement en Libye ou en Mauritanie.
« Une civilisation qui s’avère être incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ces problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. » Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme.