En 1830, dans la vingtième leçon de son cours intitulé Histoire de la civilisation en France, le futur président du Conseil François Guizot (1787-1874) établissait la conclusion suivante : « Charlemagne marque la limite à laquelle est enfin consommée la dissolution de l’ancien monde, romain et barbare, et où commence vraiment la formation de l’Europe moderne, du monde nouveau. C’est sous son règne, et pour ainsi dire sous sa main, que s’est opérée la secousse par laquelle la société européenne, faisant volte-face, est sortie des voies de la destruction, pour entrer dans celles de la création ». Alors qu’au VIIIème siècle la dynastie carolingienne a établi à jamais le prestige du regnum francorum, un nouveau monde émerge, érigeant palais et monastères, produisant mosaïques et enluminures.
25 décembre 800 : Charles, empereur entre Dieu et les hommes
A la mort de Pépin le Bref, deux états territoriaux sont nés : les États de l’Église romaine, dont les deux pôles sont Ravenne et Rome, et l’Empire des Francs, synthèse entre Austrasie et Neustrie, où se côtoient les anciens gallo-romains et les anciens barbares. En effet, les descendants du princeps francorum Pépin de Herstal (645-714), qui hérite des possessions de la dynastie des Arnulfo-Pippinides et engage l’unité de la Gaule, construisent entre 714 et 814 l’Empire des Francs, s’étendant des Alpes au Rhin et aux Pyrénées. Successivement, Charles Martel (714-741) gouvernera un palais sans roi, Carloman (741-747) l’imitera, Pépin III le Bref (741-768) se proclamera roi et enfin Charlemagne (768-814), restaurera un empire en Occident.
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Ces hommes s’inscrivent dans la directe lignée de leurs prédécesseurs mérovingiens, c’est d’ailleurs ce que nous présente le prologue de la Lex salica : « une race illustre des Francs instituée par Dieu, courageuse à la guerre, constante dans la paix, profonde dans ses desseins, de noble stature, au teint d’une blancheur éclatante, d’une beauté exceptionnelle, audacieuse, rapide et rude, convertie à la foi catholique et indemne de toute hérésie lorsqu’elle était encore barbare, cherchant la clef de la connaissance sous l’inspiration de Dieu, ayant le désir de la justice dans son comportement de vie et cultivant la piété. C’est alors que ceux qui étaient les chefs de cette race, dans ces temps-là, dictèrent la loi salique […]. C’est alors que, grâce à Dieu, Clovis, le roi des Francs, impétueux et magnifique, fut le premier qui reçut le baptême catholique ».
C’est cependant avec le dernier de ces géants, Charles le Grand, intitulé à partir de 800 « Charles, sérénissime Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l’empire romain, et, par la grâce de Dieu, roi des Francs et des Lombards », que s’impose à jamais la dynastie carolingienne. Il est d’ailleurs aisé de se représenter l’aura de celui qui grandit dans le modèle barbare où s’accumulaient, avec hérédités partagées, royaumes, villes et duchés formant de vastes ensembles hétérogènes mais rêva d’un empire chrétien unifié sur l’ancien modèle romain. La période que l’on appelle « Renaissance carolingienne » n’advint pas le 25 décembre 800 d’une idée soudaine de celui qui devint l’héritier de Constantin le Grand (306-337) mais est bien le fruit d’une volonté politique mûrement réfléchie.
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L’Europe comptait à cette époque plusieurs systèmes liturgiques opposés : trois en Italie, à Rome, Milan et Aquilée, un en Espagne et un dans chaque province ecclésiastique des Gaules. En unissant toutes ces provinces sous la liturgie romaine, Charlemagne se fit, et les Francs avec lui, l’égal de Byzance et l’ami du Pape. Tel fut celui qui ne porta jamais la barbe fleurie que lui donna La Chanson de Roland, mais qui insuffla une impulsion artistique et culturelle majeure qui devait éblouir le monde.
La cour carolingienne installée à Aix-la-Chapelle
Comme ses prédécesseurs, Charlemagne parcourt d’abord son royaume afin de contrôler son administration et de recevoir les hommages qui lui sont dus. Bien vite pourtant, son statut d’empereur l’oblige à imiter les souverains romains et byzantins et à s’établir, entouré d’une cour permanente. Ainsi, sous son règne et sous celui de son fils Louis le Pieux (768-855) naissent plus de quatre cents monastères, une centaine de résidences royales ainsi que vingt-sept nouvelles cathédrales. Commandé dès 790 à l’architecte Eudes de Metz (742-814), le palais d’Aix-la-Chapelle s’impose lors de sa consécration par le pape Léon III (795-816) en 805 comme le nouveau centre de rayonnement de la puissance carolingienne.
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Au centre, quatre bâtiments forment un carré où l’on trouve les appartements impériaux, les salles de réception, les salles d’intendance et les bibliothèques tandis qu’autour s’agrègent écoles, salle de justice et bâtiments administratifs. Au sud est érigée une chapelle Palatine construite sur deux niveaux, selon le modèle alors populaire de la basilique Saint Vital de Ravenne. Un portique construit en forme de tour dessert deux escaliers qu’empruntent les membres de la cour pour se rendre à l’étage des tribunes où chacun peut s’installer dans l’une des seize alcôves. Au centre, Charlemagne siège face à l’abside au-dessus de laquelle les plus belles mosaïques du siècle représentent le Christ en majesté. Autour de lui, des arcades en plein cintre soutiennent la coupole centrale. Enfin, un déambulatoire de voûtes d’arêtes confirme l’arrondi pris par cet immense polygone de seize côtés.
« Pour qu’ainsi brillât Votre lumière à la face des hommes »
Comment ne pas s’émerveiller devant la simplicité de cette maxime prônée par le capitulaire Admonitio generalis de 789 ? Outre l’exposé des grandes directives prises par Charlemagne pour engager les bouleversements de son règne, cette « exhortation générale » se révèle être un recueil d’injonctions concrètes visant à l’union définitive de l’Empire et du christianisme. En ordonnant, entre autres, la christianisation des objets de culte païen, la création d’écoles et de monastères et en consacrant l’usage du chant grégorien, Charlemagne devient l’un des pères des arts qui devaient forger l’Occident pour toujours.
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Au IXème siècle, la peinture murale ne relève encore que d’une pâle imitation de l’art byzantin. En Suisse actuelle, dans la région des Grisons, l’église Saint Jean de Müstair abrite encore les plus belles fresques carolingiennes qui illustrent le bouleversement artistique engagé par la renaissance carolingienne. Si le visiteur actuel pourrait n’y voir qu’une succession de couleurs ternes, les peintures qui recouvrent les absides et les murs latéraux, l’église est en réalité couverte de nouvelles teintes d’azur, de pourpre, d’or, de vermeil et d’argent. Outre des représentations christiques monumentales, de grands panneaux content les vies de saint Jean-Baptiste, saint Pierre, saint Paul et saint Etienne en un cycle ininterrompu.
Importée de Byzance, la mosaïque se développe dans le contexte de querelle des images. Durant près d’un siècle, les empereurs iconoclastes d’Orient donnent malgré eux une impulsion nouvelle à cette technique, cette fois-ci en Occident. Le mélange de tesselles de verre, de plomb et d’étain associé aux oxydes colorants fait de cette décoration murale un produit de luxe notamment utilisé en matière de représentation divine. Saint Théodulf, évêque d’Orléans de 798 à 818, assiste au couronnement impérial de Charlemagne et en devient le conseiller théologique. Sa position de prince de l’église lui permet de bâtir en 806 une villa et une chapelle de modèle palatin parmi les plus luxueuses du monde carolingien. C’est d’ailleurs dans cet édifice de Germigny-des-Prés (Loiret) que l’on trouve une célèbre mosaïque représentant l’Arche d’Alliance vénérée par deux anges monumentaux.
Karolus ou la signature d’un lettré
Chacun peut imiter le fameux monogramme de Charlemagne, que l’empereur apprit de la science de son biographe et conseiller Einhard et où l’on trouve de façon très symbolique les initiales du carolingien mais aussi une croix et les quatre points cardinaux. Volontaire dans l’apprentissage des arts et des lettres, Charlemagne est à l’origine de la construction d’une multitude de scriptoria, ateliers d’écriture religieux où l’administration impériale devint si puissante. Ces cabinets sont le lieu de production des plus grandes enluminures du Haut Moyen-Âge, produites par les plus fins lettrés d’Europe, qui inscrivent pour les siècles à venir les versets bibliques en minuscule caroline, la nouvelle écriture.
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Le premier livre enluminé, l’Evangile de Godescalc, réalisé vers 781, montre une importance des modèles latins et byzantins mais aussi des traditions celtes venues d’Irlande. Cette technique, issue de la combinaison de couches de blanc d’œuf battus, de feuilles d’or et de couleurs broyées issues des pierres les plus précieuses forme un parchemin doux et lisse, passé à la pierre ponce et où les couches de teintes sont posées de la plus claire à la plus ombragée. Les miniatures représentant les grands personnages de l’Église alternent avec de véritables planches dessinées à l’encre et à la plume où l’on trouve des tableaux architecturaux et les batailles fondatrices de l’Antiquité chrétienne. Le Psautier d’Utrecht, écrit vers 820 en l’abbaye d’Hautvillers (Marne), en est sans doute l’illustration la plus flagrante dans un monde qui produit également des enluminures d’inspiration hellénistique, aux tons pourpres, telles les enluminures de l’école de Fulda (diocèse de Mayence).
En parallèle de cette production écrite, les ateliers carolingiens deviennent les lieux de domestication des ivoires et des techniques d’orfèvrerie. Les reliures bibliques se composent bien souvent de sculptures minimes d’ivoire entourées d’or, d’émaux et de pierreries. Les héritages mérovingiens en matière d’orfèvrerie font de l’Occident du IXème siècle le centre de la production des reliquaires, calices et bijoux qui adoreront le Christ durant des siècles.
Synthèse du premier millénaire, exemple pour le troisième ?
S’intéresser à l’art carolingien pourrait aujourd’hui relever du fantasme. Après Charlemagne, l’unité créée lors de son règne est défaite, l’empire est disloqué en autant de royaumes que de provinces et seigneuries : le temps de la féodalité se profile. Pourtant, les impulsions guerrières carolingiennes ont fait des Francs un peuple grand, guerrier et cultivé, rude et fin, craint et respecté. Charlemagne mourut le 28 janvier 814 et fut enterré dans sa chapelle palatine sous l’épitaphe de « grand et orthodoxe empereur », associant ainsi son nom à un titre qui fera rêver nombre de ses successeurs. L’unification des Gaules méridionales et septentrionales forgea la France que nous connaissons : les pierres, les peintures et les écrits que jamais le temps n’usera sont aujourd’hui les témoins d’une véritable renaissance qui laissera bientôt sa place à l’art roman et à sa splendeur si particulière. A l’heure où la performance prédomine en matière artistique, où le Comédien (entendre Banane scotchée sur un mur) de l’artiste italien Maurizio Cattelan s’envole pour 108 000 euros, ou encore lorsque l’on constate que cet artiste est réputé pour son America, véritables chiottes d’or 18 carats, on ne peut qu’appeler au secours les générations d’artisans qui firent la France du IXème siècle.
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Sans jamais nous lasser d’étudier ceux qui firent la France, méditons enfin les mots du diacre Alcuin (735-804) : « Heureux, le peuple exalté par un chef et soutenu par un prédicateur de foi dont la main droite brandit le glaive des triomphes et dont la bouche fait retentir la trompette de la vérité catholique. » Préférons l’éternel à l’instant.