Alors que l’Europe de l’Est voyait se dérouler une guerre meurtrière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, un autre conflit, ignoré de l’Occident, éclatait dans le même temps, en Afrique, entre l’Ethiopie et la province du Tigré. Le 4 novembre dernier, la capitale Addis-Abeba lançait une offensive au nord du pays contre le Tigré, petite province du nord de l’Éthiopie. Retour sur un conflit dont le bilan humain est encore difficile à évaluer plusieurs mois après la victoire annoncée par l’Éthiopie et dont les conséquences économiques et géopolitiques peuvent être très importantes dans une région qui peine à trouver de la stabilité.
Un conflit aux origines anciennes
En 1974, l’empereur éthiopien Hailé Sélassié est renversé par un coup d’État militaire, après une mobilisation populaire intense provoquée par une crise économique et de graves sécheresses. Après le coup d’État, le pouvoir est saisi par une junte militaire « socialiste » appelée le Derg. S’ensuit une guerre civile qui durera jusqu’en 1991. La chute de l’URSS laisse le Derg affaibli. Ce dernier est renversé par le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), une coalition de partis armés, chacun représentant une base ethnique régionale.
Cette coalition, dirigée par le Front Populaire de Libération du Tigré (TPLF), devient le fondement du gouvernement en créant une alliance entre les principales forces politiques et ethniques du pays, à savoir l’Organisation démocratique des peuples Oromo, le Mouvement démocratique national Amhara et le Front démocratique du peuple éthiopien du Sud.
La stratégie politique du TPLF est de former un État fédéral ethnique afin d’accorder l’autonomie à chaque région en divisant le territoire en neuf États. Cela permet aux dirigeants du Tigré d’exercer une influence sur le reste du pays, même si l’ethnie tigréenne compose seulement 6% de la population nationale, alors que l’ensemble des Oromo et des Amharas composait 60% de celle-ci.
C’est dans ce contexte qu’en 2018, le pouvoir du TPLF commençe à se fragiliser. En effet, trois ans de protestations et de manifestations populaires ont forcé le parlement Ethiopien à choisir un nouveau premier ministre avec l’élection d’Abiy Ahmed, membre du groupe ethnique Oromo, une grande première pour le pays. Des réformes libérales sont entreprises dans les mois qui suivent son accession au pouvoir ainsi qu’une ouverture diplomatique sur l’Occident notamment avec les États-Unis. Il s’en est suivie une éviction de postes clefs des personnalités tigréennes. Ce changement politique trouve son paroxysme en 2019 quand Abiy Ahmed crée le parti de la prospérité dans le but de saper les restes de l’influence que garde encore le TPLF sur la vie politique éthiopienne. En fin de compte, deux visions politiques de l’Ethiopie s’opposent. Une vision centralisée revendiquée par le Premier Ministre Ahmed et une vision fédéraliste et ethnique défendue par le TPLF, deux visions politiques opposées mais chacune avec comme objectif le contrôle de l’économie et des ressources naturelles.
En septembre 2020, la crise est à son paroxysme quand le Premier Ministre Ahmed décide de repousser les élections. En réponse, le Tigré organise les siennes. Le gouvernement central estime que ces dernières sont illégales et suspend les financements du Tigré… La mèche est consumée entre les deux partis, et le gouvernement lance une offensive afin de soumettre la province du Tigré après que cette dernière a attaqué des postes militaires.
L’impossible stabilité d’une région divisée
Le 28 novembre, Addis-Abeba annonçait la prise de Makalé, la capitale du Tigré. En 3 semaines le pouvoir central aura soumis cette province de 6 millions d’habitants en menant une guerre éclair, soutenue par les drones des Émirats arabes unis. Près de trois mois après la victoire Ethiopienne, le bilan est encore difficile à évaluer. Économiquement, le Tigré ne semble pas prêt à se relever. Le 15 janvier dernier, les routes d’approvisionnement étaient encore coupées et la nourriture se faisait de plus en plus rare.
Humainement, la situation peut avoir des conséquences particulièrement lourdes pour la région. On dénombre aujourd’hui plusieurs centaines de morts et près de 50 000 réfugiés ayant fui au Soudan. Voilà plus de vingt ans qu’un tel déplacement de population n’avait pas eu lieu dans la région, et les Nations Unies craignent aujourd’hui que le conflit, en plus de s’enliser, ne s’étende aux pays voisins. Car ce qui inquiète le plus la communauté internationale, c’est le risque de voir le désordre s’accentuer dans une région déjà en proie à la division.
C’est avec une vision plus globale de la situation qu’il faut analyser les conséquences de ce conflit. Un enlisement en Ethiopie pourrait voir une baisse de la puissance de l’État et la création de bandes armées comme cela a été le cas en Somalie ou encore dans la région du Darfour au Soudan. Enfin, cette région africaine située à la croisée du monde arabo-musulman et africain se caractérise par un ensemble de trafics lucratifs (armes, drogues, etc.) entre le Soudan, l’Ethiopie, la Somalie, l’Ouganda, la République Démocratique du Congo (RDC), la République Centrafricaine. Ces trafics sont contrôlés par des bandes armées qui veillent jalousement sur leurs territoires d’action, contribuant ainsi à l’instabilité chronique de vastes régions et à l’insécurité des populations locales.
En matière de sécurité, la mer Rouge reste un enjeu majeur de la géopolitique globale, puisqu’elle voit passer 15 % du trafic maritime international. Or, la multiplication de groupes armés dans cette région pourrait avoir pour conséquence une fragilisation de la position de Djibouti dans la région. Ce pays possédant des bases d’armées occidentales à l’instar des États-Unis ou encore de la France, est une position stratégique dans le cadre de la sécurisation de la mer Rouge avec notamment la Combined Task Force 151.
Une région stratégique pour la France
Au cœur d’un carrefour commercial et d’une zone de forte fréquentation, les enjeux sécuritaires sont forts dans la région. Cependant, la France dispose d’autres intérêts, qu’une déstabilisation de l’Ethiopie sur le long terme pourrait menacer. En effet, en mars 2019, Emmanuel Macron s’est rendu sur place afin de sceller un accord de défense unique. De plus, avec la seconde population du continent africain, cet État affichait encore il y a peu une croissance de 8% et avait lancé une série de réformes libérales qui ont permis le rapprochement diplomatique entre les deux pays. Enfin, la France bénéficiait de 791 millions d’euros d’exportations en 2018, un nombre qui pourrait augmenter si la stabilité politique du pays le permet, accroissant ainsi un peu plus l’influence de la France dans une région de plus en plus disputée par des puissances orientales comme la Chine, qui poursuit son rêve de « Chineafrique » avec la multiplication des financements d’infrastructures dans la région.
Alors que l’Ethiopie prenait le chemin d’une certaine stabilisation politique après des décennies de conflit meurtrier, de vieux démons semblent avoir ressurgi avec le retour des rivalités tribales qui ne cessent de gangrener ce pays. Reste encore à voir le rôle de l’Erythrée qui, malgré une paix signée avec l’Ethiopie en 2018, reste une puissance régionale concurrente d’Addis-Abeba et qui ne verrait pas forcement d’un mauvais œil l’affaiblissement et les divisions de son grand rival éthiopien.
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