Antichambre de l’Union européenne, la ville de Subotica, au nord de la Serbie, forme un carrefour migratoire sur la route des Balkans. De nombreux migrants s’y regroupent, souvent encadrés par des groupes de passeurs particulièrement dangereux, tandis que la population locale oscille entre accueil et méfiance.
Dans cette ville aux portes de l’Europe, le froid est sec et les couchers de soleil plus long qu’à l’ouest. Jouxtant la frontière avec la Hongrie, Subotica, initialement forteresse de défense contre les Ottomans, est à la croisée des influences hongroises, serbes et croates. Dans cet espace des Balkans occidentaux aux frontières mouvantes, cette région, appelée Voïvodine, a appartenu à l’empire austro-hongrois, avant de devenir une province autonome serbe. Etonnante dans son mélange d’art nouveau et d’architecture soviétique, Subotica forme un pont entre l’Europe centrale et les Balkans, et marque la frontière de l’Union européenne.
Un espace de barrages et de passages
Cette frontière est matérialisée par un mur de barbelé érigé en 2015 par le Premier ministre hongrois Victor Orban, au cœur de la crise migratoire. Il s’élève derrière la forêt qui borde Subotica, armé de technologies de surveillance et accompagné de miradors. A quelques pas devant, le sol est jonché de vêtements, de chaussures orphelines, de matelas et de nombreux déchets, trace du passage furtif des migrants. « Migrants, terminé, maintenant police », nous dit un jardinier au pied de la frontière, baragouinant quelques mots d’anglais. Tout en montrant ses quatre chiens, il nous raconte en riant et avec de grands gestes la façon dont il arrêtait les migrants.
Entre 2015 et 2016, 900 000 d’entre eux ont emprunté le corridor des Balkans pour entrer dans l’Union européenne. Aujourd’hui, si les flux ont drastiquement diminué, cet espace demeure un carrefour migratoire majeur pour les migrants venus d’Afghanistan, de Syrie, du Pakistan ou du Maroc. Leur rêve : entrer dans l’espace Schengen pour se rendre ensuite en Allemagne, en Italie ou en France. Ils traversent les Balkans, tantôt à pied pour les plus pauvres, tantôt en bus, en train, tantôt en avion.
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Sur leur passage émergent des squats et des jungles. Les camps d’accueil officiels sont rapidement débordés, surtout l’été où les routes de l’exil sont plus empruntées, le climat se faisant plus clément. Alors ils investissent terrains vagues et bâtiments abandonnés à Belgrade, d’où nombre d’entre eux arrivent, puis à Subotica. La route migratoire des Balkans qu’ils parcourent est encore, en 2023, la seconde voie d’entrée dans l’UE. Le paysage conserve parfois une trace de leur passage : des keffiehs, des papiers d’identité turcs abandonnés ou encore des graffitis aux murs des ruines.
Des passeurs armés face à des policiers corrompus
En été 2024, le flux s’est détourné vers la Bosnie voisine. Mais certains continuent encore à franchir illégalement la frontière à Subotica, ou dans les villages voisins au grand daim des habitants, désormais habitués à ce genre de phénomène. « Ils creusent des galeries sous le mur, ou volent des échelles et escaladent les murs. Une fois arrivés en Hongrie, ils s’enfuient pour échapper à la police aux frontières » nous précise le gérant de l’hôtel qui jouxte la gare routière. Grand bavard, il se rappelle facilement des centaines de migrants qui ont logé dans ses chambres. « Il y en avait des dizaines à l’intérieur, mais aussi dans la rue devant la gare. Certains partaient rapidement et je ne les revoyais plus, d’autres restaient plusieurs mois, se faisaient renvoyer par la police… Certains se tenaient vraiment mal, étaient bruyants et parfois ivres. »
A Subotica, ces nouveaux arrivants ne sont pas les bienvenus. De nombreux foyers ont changé leurs habitudes quotidiennes. Zana, une mère de famille blonde et accueillante, prend un air méfiant à l’évocation de ce sujet. Désormais, elle ne laisse plus sa fille rentrer seule le soir tout en expliquant que la forêt est dangereuse. Elle mime des tirs et des violences. Différents groupes de passeurs s’affrontaient chaque semaine dans cette ville de prime abord calme et sans histoire. Armés de kalachnikovs, ils cherchaient à éliminer leurs concurrents qu’ils traquaient jusque dans le centre.
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A Horgos, quelques kilomètres à l’est, une professeure nous montre un chemin de terre qui mène à l’école. « Là-bas, devant l’école, ils se sont tirés dessus », se désole-t-elle. « Il aurait pu y avoir des enfants dans les parages ». Ces fusillades ont déjà fait une vingtaine de morts depuis 2022 parmi les migrants, et ont déclenché une opération de police qui a nettoyé les environs, après plusieurs manifestations de colère populaire.
Avant cela, la police aux frontières serbe fermait les yeux. Le journaliste d’investigation serbe Sasa Dragojlo a produit de nombreuses enquêtes démontrant leur corruption systématique. Il affirme que les passeurs se servaient même des patrouilles pour faire arrêter leurs ennemis, moyennant une coquette somme. Peu rémunérés et peu armés face aux réseaux criminels bien rodés, ils oublient rapidement leurs fonctions de surveillance. Frontex non plus ne montre pas le bout de son nez pour appliquer la législation européenne en matière de frontières extérieures. L’agence européenne n’a pour l’instant qu’une fonction d’observation dans la région, ce qui laisse libre cours aux passeurs.
Un vivre ensemble difficile
Face à ce phénomène, aux arrivées de migrants sans cesse renouvelées, les habitants de Subotica se rappellent l’histoire, lointaine et chargée d’imaginaire, des invasions ottomanes. Certains mêlent ressentiment de cette longue domination, ce qu’ils ont vécu comme l’arrachement du Kosovo à la Serbie, et le souvenir cuisant de la guerre de Bosnie, où les bosniaques musulmans ont combattu les soldats serbes. Les mémoires sont vives et cristallisent pour beaucoup une opposition sourde à la présence des migrants. « Cela fait des siècles qu’ils essayent de nous envahir », lâche ainsi Tamara, une jeune femme serbe, cadre dans les ressources humaines, qui se désintéresse de la politique. Elle traduit l’arrière-pensée qui affleure dans une grande part de la population.
Cela n’empêche pas l’aide active apportée aux migrants dès leur arrivée en 2015 par de nombreux foyers, touchés par la précarité des exilés sans toutefois légitimer leur volonté de se rendre illégalement en UE. C’est ce qu’a fait Tibor Varga, pasteur protestant, qui témoigne : « Ils ne connaissent que le conflit et la violence. Certains découvrent la cigarette et l’alcool ici. Ils cherchent un peu de sécurité. Et il se rendent compte que leur nouvelle vie n’est pas en accord avec ce qu’ils attendaient. Mais c’est normal de bâtir des frontières, je fais la même chose avec les murs de ma maison. On a le droit de se protéger ».
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D’autres réfugiés se retrouvent aussi à Subotica. Des populations russes qui fuient la guerre. Dans cet hôtel, il n’est pas rare de voir quelques jeunes hommes qui errent après avoir fui avec leur sac au dos, la conscription dans leur pays. Dans cette église orthodoxe coiffée d’un bulbe gracieux, un étudiant russe est venu apprendre opportunément la langue serbe. Les Russes ne sont pas non plus toujours les bienvenus et sont parfois perçus comme des fuyards. Mais bon gré mal gré, les peuples s’imbriquent et se découvrent, contraints de partager un espace devenu commun.
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