Ouistreham, adaptation d’Emmanuel Carrère du roman de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham (2010), est l’histoire, pendant un temps, d’un écrivain qui se fait passer pour une femme de ménage. C’est aussi l’histoire d’amitiés, pendant un temps, de femmes et d’hommes qui se croisent et apprennent à s’apprécier.
C’est peut-être surtout l’histoire de destins qu’on verrait d’un coup d’œil comme mal dessinés, de femmes et hommes peu à peu invisibilisés. Cette histoire, dans le film d’Emmanuel Carrère, fait aussi son temps ; mais c’est alors souvent le temps d’une vie, une entièreté à soutenir dans l’épuisement des jours qui courent plus vite que ses protagonistes.
La découverte d’un métier
Dans le vase clos des vies ménagères de Caen, la propreté est comme partout un métier « d’avenir ». Les portes – sanitaires – s’ouvrent à vous, pour peu que vous soyez « dynamique » et ayez « l’esprit d’équipe ». Signez là. L’espace de quelques prospectus et brochures promotionnelles, le temps de quelques envois de CV, la voie des nouveaux jours de salaires ne promet rien, si ce n’est parfois une fenêtre de respiration pour survivre un peu, le temps d’une cigarette.
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Marianne arrive à Caen pour rédiger son projet de livre sur les femmes de ménage. Elle y rencontre Christèle, mère de trois garçons, qui vit seule dans son appartement de banlieue. Alors que Christèle se mue peu à peu en personnage de son ouvrage au milieu des autres rencontres qu’elle connaît, Marianne avance et la suit dans son quotidien nocturne et répétitif de « technicienne de surface ». Les deux font connaissance, deviennent amies, se partagent tâches et corvées à bord de ces ferrys trans-Manche où quelques autres classes (aisées) sont menées à bon port.
Autres classes que celle des Kévin, Jimmy et Marilou, que celle des Cédric qui imaginent leur ballade à l’hypermarché, que celle des soirées au bowling, que celle de ceux qui se sustentent au Yop, qui s’évadent le temps d’un tatouage, ou qui se sentent sortis d’affaire (d’enfer?) en quittant la propreté pour la restauration.
Une crudité cinématographique
Le temps d’un livre, Marianne dresse le tempo de vies avec lesquelles elle n’a rien à voir. Empruntant le chemin d’une route sans fin, d’un tunnel sans lumière que certaines dont Christèle foulent à pied – pas de budget, pas de voiture –, traversant la nuit des voies non piétonnes, en cadence soutenue et sans pause. L’erreur, l’arrêt : notions interdites, aucune absence ou retard ; ce n’est pas le CV qui fait le job, mais la calorie, l’abnégation dans la spirale de l’abattement.
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Car ces femmes aussi sont des marcheuses. Mais des marcheuses en galère, des marcheuses qui n’ont jamais vu le printemps. Des marcheuses dans la merde.
Aucune d’elles n’est de ce monde pour y être vraiment. Toutes s’y trouvent pour un jour, en sortir. Le plus vite possible. Ce temps qui ne leur appartient plus, chacune des femmes et hommes que Marianne rencontre s’en veut le fuir. Partir. Et s’ils ne le peuvent pas ? Qu’ils s’accordent au moins un détour, dans la tentative de tenir le temps hors des heures, qu’ils plongent au moins un moment leur regard dans l’horizon, unique paysage d’ouverture pour qui voudrait voir plus loin que la fin de leur mois. Marianne visite un espace social oublié, celui des philosophies du regret nivelé, pour une vie qui nous a échappé à un moment donné, et disparu sans laisser de trace.
Alors que la route sans fin demeure pour Christèle, la croisée des chemins s’impose pour Marianne, qui termine son ouvrage. Paris la rappelle. La réalité d’une mission d’écriture terminée s’en trouve alors bigarrée de sentiments contradictoires ; entre impression du devoir accompli et cruelle réalité d’un déchirement de destins. Christèle qui, pour fuir sa vie, ne peut qu’au mieux se voir la lire de loin à travers le livre de Marianne, n’a d’autre choix que de la revivre fatigue après fatigue à Ouistreham ; tandis que son amie d’alors, talentueuse et reconnue même sur les ferrys où elle officiait, répondra présente aux belles conséquences de son nouveau succès littéraire, aux codes, mœurs et affinités d’un monde plus cosmopolite qui ne connaît pas la crise.
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Ouistreham projette une impressionnante maîtrise de l’effet de distinction de classes qu’Emmanuel Carrère nous invite à saisir dans la crudité de son rendu cinématographique, d’une initiative de compassion et de proximité voulue par Marianne, curieuse et profondément honnête dans sa démarche, mais cognée sans lyrisme dans son détachement inévitable à ces destins, contre le réel d’une vie dure qui ne s’arrête pas.
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